Ce 17 janvier au matin, Laurent Abitbol est un homme en colère. « Comment ont-ils osé ? », tempête-t-il devant son café pris chez Jocteur, au cœur des Halles Paul Bocuse. Et de trancher : « C’est décidé, je n’achèterai plus un seul pneu Michelin ! Terminé ! C’est une honte ! » L’objet de ce courroux matinal : l’annonce, quelques heures plus tôt, du déclassement du restaurant Bocuse de trois à deux macarons. Une décision qui le touche au cœur : l’Auberge de Collonges fait office de cantine pour Laurent Abitbol.
C’est notamment à cette table qu’il prend toutes les décisions importantes concernant son groupe Marietton Développement, un véritable empire du voyage de 1 800 salariés, qui réalise 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires par an. Son plus gros coup, l’acquisition du géant Havas Voyages, fin 2015, s’est d’ailleurs décidé grâce à une cuisse de poulet chez Monsieur Paul.
Trouvant objectivement autant d’arguments « pour » que « contre » ce rachat (Paris venait d’être frappé par les attentats du 13 novembre, ce qui allait impacter le tourisme), il est alors allé déjeuner seul pour trancher. « J’adore le poulet et je me suis dit : « Si on me sert la cuisse en premier, j’achète. Si on me sert d’abord l’aile, je n’achète pas. » Et on m’a apporté la cuisse en premier. Je suis très superstitieux, et il me fallait quelque chose d’irrationnel pour trancher. » La signature définitive obtenue le 31 décembre 2015, le groupe Marietton est passé, en quelques heures, du statut d’entreprise régionale à celui de groupe connu dans le monde entier. « Ce rachat a changé ma vie », raconte-t-il.
« Ma stratégie, c’est la non stratégie. Je fonctionne à l’instinct »
Laurent Abitbol devient, par la même occasion, un homme fort du secteur. Et si l’homme Abitbol est un fin gourmet, le dirigeant Abitbol est carrément un glouton. De 2007 à 2020, il a procédé à plus d’une vingtaine d’acquisitions : Carrefour Voyages, Ailleurs Voyages, OL Voyages… Il avale tout sur son passage. Le mois dernier encore, Marietton a mis la main sur le groupe Bleu Voyages (275 salariés) installé à Rive-de-Gier. « C’est un incroyable opportuniste, dans le bon sens du terme », commente Jean-Pierre Mas, le patron des Entreprises du Voyage, qui fédère près de 2 000 acteurs du marché. « C’est un décomplexé, il n’a peur de rien », reprend René-Marc Chikli, le président du Seto, le syndicat des tour-opérateurs français. « Une sorte de Bernard Tapie du voyage », complète, en off, un autre commentateur.
La méthode Abitbol ? « Ma stratégie, c’est la non-stratégie. Je fonctionne à l’instinct », jure-t-il. Ceux qui le côtoient décrivent unanimement un homme d’affaires « au flair hors pair » et un intuitif « génial ». « C’est un entrepreneur extrêmement talentueux », nous confie ainsi son ami Jean-Michel Aulas, avec qui « Laurent » part l’été à Saint-Tropez. Le patron de l’OL décrit un homme « bienveillant et avenant », et salue « une trajectoire remarquable » jalonnée de quelques coups de maître. La prise de Havas Voyages, bien sûr, mais aussi le rachat à prix cassé d’un avion Boeing 735-500 au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. « Nous faisions à peine 20 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’époque. Cette opération décidée en quelques heures nous a permis de casser les prix au départ de Lyon, de Nantes, de Marseille, etc. » Et, ainsi, de lancer véritablement la dynamique de croissance du groupe Marietton. Jusqu’à faire du dirigeant de 53 ans, aux allures de « monsieur tout le monde », le puissant numéro un français du tourisme, classé désormais dans le top 500 du magazine Challenges des plus grandes fortunes du pays avec un patrimoine estimé à 120 millions d’euros.
Sans filtre ni posture
Un changement de statut, évidemment, pour le discret Laurent Abitbol. L’amoureux de Lyon qui « peut se balader des heures dans le centre-ville » et déteste être loin de ses terres est désormais obligé de partager sa semaine en deux. « Du lundi au jeudi, je suis parisien. Puis je reviens à Lyon ; mes racines. » Une vie parisienne que Laurent Abitbol apprécie néanmoins. L’homme au contact facile aime désormais fréquenter les stars du showbiz (lire plus bas). Il peut également faire valoir un important carnet d’adresses. Comme en témoigne, par exemple, la venue à deux reprises – dont l’an dernier à Jérusalem – de Nicolas Sarkozy, qu’il fréquente dans les loges du PSG, au congrès annuel de Selectour, un réseau qui chapeaute 1 200 agences de voyages et dont il est le président. « Inviter Sarkozy aurait pu passer comme une démarche très politique. Si j’avais fait la même chose, on m’aurait tapé dessus, assure René-Marc Chikli du Seto, qui lui aussi a occupé la présidence de Selectour. Mais avec Laurent, ça passe… Avec lui, tout passe. »
Et si ça « passe », justement, c’est que Laurent Abitbol est un ovni dans le monde des affaires. Un dirigeant sans filtre ni posture. « Il n’a aucun complexe. Quand il pense quelque chose, il l’affirme sans se dire « je risque de passer pour un abruti si je dis ça ». Il ne cherche ni à briller ni à séduire. La réussite ne l’a pas changé, il est resté quelqu’un de simple », expose ainsi le journaliste Gérard Angel, qui le côtoie de longue date. « Il vit sur une autre planète », complète Jean-Pierre Mas.
Travailleur acharné qui ne s’octroie que le samedi après-midi comme repos hebdomadaire et explique s’accorder très peu de loisirs (« je n’ai pas le temps pour cela »), Laurent Abitbol contrôle « son » monde du bout de son smartphone, qu’il ne quitte jamais. Un SMS, un appel… « Laurent » répond dans la foulée. Pas d’ordinateur. Pas ou peu d’emails. « J’ai besoin de voir les gens, de discuter avec eux », confirme l’intéressé. Pas de costume non plus. Et très peu de soirées. « Je ne bois pas et n’aime pas les mondanités. Et j’ai un problème, je me couche tôt », balaie-t-il.
Ses plaisirs : sa famille, qui tient évidemment une place primordiale dans le groupe Marietton. Son père et son oncle ont fondé l’affaire familiale, et il est aujourd’hui aux manettes aux côtés de ses deux frères. « La famille constitue vraiment le socle de Laurent. C’est quelqu’un de très protecteur », confirme son frère Arnaud Abitbol, le vice-président exécutif de Marietton Développement. Ses amis constituent son autre pilier. « Il est du genre à passer un coup de fil alors qu’il est à l’autre bout du monde », confie ainsi un de ses amis de trente ans. « C’est quelqu’un de fidèle en amitié », abonde également Gérard Collomb, qui fait lui aussi partie de ses proches. « Il est joyeux et a une vision optimiste de la vie… ainsi qu’un sens aigu des affaires », loue le maire de Lyon.
Leur rencontre s’est faite par le biais de la politique. Cela se sait peu, mais Laurent Abitbol a figuré, au début des années 1 980, sur la liste de celui qui était alors candidat dans le 9e, l’arrondissement où est implantée l’entreprise familiale. « Et depuis, nous sommes toujours restés amis », rapporte Gérard Collomb. Passionné de politique, Laurent Abitbol compte également Emmanuel Hamelin, le maire du 6e Pascal Blache ou encore le président du département du Rhône Christophe Guilloteau parmi ses proches. « Il aurait aimé faire de la politique. Et il a aujourd’hui cette approche des chefs d’entreprise qui se disent – à tort à mon avis – que s’il a réussi dans les affaires, il aurait réussi en politique », poursuit Gérard Angel.
Une position dominante
Et si son poste de président du groupe familial peut aujourd’hui sembler comme une évidence, son destin n’était pourtant pas tout tracé. Après des études à l’école de communication lyonnaise Efap (il était dans la même promotion que la journaliste Laurence Ferrari), celui qui a été CRS pendant son service militaire (photo ci-contre) pense d’abord devenir policier. « Mais le salaire ne correspondait pas à mes attentes », confie-t-il. Il intègre alors le groupe Marietton. Jusqu’à devenir un magnat du tourisme français, à la fois admiré et jalousé.
À mesure de son ascension, l’empire Marietton ne manque pas de faire grincer des dents dans la profession. « Oui, il a une position dominante qui ne plaît pas à tout le monde », reprend René-Marc Chikli, le président du syndicat des tour-opérateurs français. En témoigne la récente bronca des salariés français du groupe TUI (Nouvelles Frontières, Club Marmara, etc.) en réponse à une rumeur de cession au groupe Marietton. Immédiatement, la branche CGT a rappelé la « ferme opposition des salariés et de leurs représentants à la vente de TUI France à qui que ce soit et encore moins à M. Abitbol ». L’objet de la crainte : Laurent Abitbol, qui se décrit comme un « gentil qui a horreur du conflit et n’aime pas licencier » a néanmoins l’image d’un « cost killer » dans le milieu. Et d’un dirigeant qui ne se laisse pas faire.
Ainsi, le voyagiste breton Salaün (CA 2019 : 240 millions d’euros), qui cherche à étoffer son réseau d’agences en France, vient de préciser qu’il évitera soigneusement toute implantation dans la région lyonnaise. De peur de se retrouver en frontal « avec la concurrence Marietton ». Une décision sage, a priori. « Si quelqu’un vient l’irriter sur ses bases lyonnaises, Laurent est capable de déclencher une guerre atomique », prévient René-Marc Chikli. Il est (aussi) comme ça Laurent Abitbol.
Pourquoi il est admiré
– En 20 ans, il a fait du groupe Marietton le premier voyagiste tricolore
– Sens naturel des affaires : il fonctionne à l’instinct
– Fidèle en amitié et toujours disponible pour son « clan »
Pourquoi il est critiqué
– À force d’acquisitions, il s’est forgé une position dominante sur le marché
– Réputation de « cost killer »
– Caractère tempétueux parfois
Laurent Abitbol, l’ami des stars
Avec la notoriété qui accompagne son statut de patron de Havas Voyages, Laurent Abitbol s’est découvert une passion pour le showbiz. En plus de sa galaxie d’entreprises qu’il gère via le groupe Marietton, l’homme d’affaires lyonnais est à la tête de 2A2B, une société de production qui a notamment financé le dernier album d’Enrico Macias. Le chanteur est en effet « un copain », invité régulièrement à animer des soirées amicales ou « corporate ». « Au point que l’on en a un peu marre d’entendre Enrico Macias chanter à chaque fois », s’amuse un proche de Laurent Abitbol. Ce dernier accompagneaussi Patxi, ancien chanteur de la Star Academy. « Et j’ai deux ou trois projets de films en tête, que j’espère lancer cette année », sourit fièrement le producteur Abitbol.
Par Pierre Tiessen (avec Vincent Lonchampt)
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