EXCLU – Jean-Marc Atlan (Ekno) : « On aura plus besoin de rassem­bleurs que de sauveurs »

Pendant une dizaine de jours, l’équipe d’Ekno, dirigée par Jean-Marc Atlan, a questionné une centaine de dirigeants (groupes, ETI, PME, collectivités, institutions) et de directeurs de la communication, marketing et ressources humaines. Une étude de plus de 70 pages, foisonnant de témoignages sur les leçons à tirer de cette situation inédite et les impacts sur le management et la communication des organisations. Jean-Marc Atlan nous en dévoile les grandes lignes en exclusivité pour Lyon Décideurs.

Pourquoi et comment vous est venue l’idée de cette étude ?

Jean-Marc Atlan : Assez rapi­de­ment, quand le confi­ne­ment a commencé, nous avons reçu beau­coup de ques­tions de nos clients. Ils nous deman­daient : « comment pouvez-vous nous accom­pa­gner dans cette situa­tion ? » Nous avons donc orga­nisé un travail de mise en commun. Les diri­geants avaient envie de confron­ter avec nous et d’autres entre­prises ce qu’ils vivaient. C’était telle­ment inédit. Ça nous a poussé à faire ce travail d’in­ter­ro­ga­tion auprès d’une centaine d’in­ter­lo­cu­teurs.

Quelles sont les grandes leçons à rete­nir de cette période de confi­ne­ment, posi­tives et néga­tives ?

On apprend toujours beau­coup pendant les crises. La première grande carac­té­ris­tique inédite, c’est que ça arrive bruta­le­ment, à tout le monde et au même moment. On peut rete­nir trois grands constats. 1/ La capa­cité des orga­ni­sa­tions -hommes et femmes- à s’adap­ter. Du jour au lende­main, ils se sont remis en cause. Et, dans l’ur­gence, il y a eu une mobi­li­sa­tion collec­tive géné­rale dans les entre­prises qui s’est traduite par une capa­cité à trou­ver des solu­tions très vite. 2/ Cela se traduit par une effi­ca­cité indi­vi­duelle ou collec­tive égale voire supé­rieure à l’or­di­naire, avec une produc­ti­vité qui progresse de 20 à 30% dans certains cas. C’est une grande surprise. Si certains avaient des doutes quant au télé­tra­vail et consi­dé­raient qu’il y avait des risques, on s’aperçoit que ça marche, même si le travail exclu­si­ve­ment à distance a bien sûr ses limites. 3/ On voit appa­raître une double exigence très forte de mana­ge­ment de crise et de mana­ge­ment à distance. Il a fallu se recen­trer sur les personnes et consa­crer beau­coup de temps à l’écoute et à l’at­ten­tion. Ce qui suppose des orga­ni­sa­tions à plusieurs vitesses avec un impé­ra­tif qui s’im­pose aux diri­geants : reve­nir au mana­ge­ment des personnes. Et c’est là que l’épais­seur humaine fait la diffé­rence, car il faut plus mana­ger des gens que pilo­ter des process.

Toutes les entre­prises ont été marquées mais pas de la même manière. Certaines ont été dure­ment affec­tées, d’autres beau­coup moins…

Oui pour les entre­prises c’est certain, mais aussi pour les personnes. Tout le monde a vécu la crise mais pas à un même degré. Il y a un haut niveau d’inquié­tude chez certains. La vulné­ra­bi­lité est au centre de tout. L’inquié­tude est diffé­rente suivant les personnes. C’est sûr que ce n’est pas la même crise pour tout le monde. Et c’est à la sortie que ça va chan­ger.

« Lais­ser à chacun le temps de digé­rer »

Juste­ment, faut-il redou­ter de nouvelles frac­tures après le confi­ne­ment entre ceux qui étaient en première ligne et ceux qui étaient plus tranquilles, moins expo­sés ? Certains l’évoquent en parlant des cols bleus et des cols blancs qui n’ont pas vécu le même confi­ne­ment ?

Oui, il va falloir ressou­der le collec­tif. Parmi tous les enjeux de l’après-confi­ne­ment, celui-ci est majeur : ressou­der l’en­semble des équipes, notam­ment autour de la ques­tion de la santé au travail, au sens de sécu­rité. On voit bien que cette préoc­cu­pa­tion a pris une place majeure. La capa­cité de rassem­bler passe par la garan­tie appor­tée d’une bonne sécu­rité au travail. Ensuite, je dirais qu’il ne faut pas se trom­per de combat : oui, il faut se remo­bi­li­ser, se retrous­ser les manches, mais il faut aussi lais­ser à chacun le temps de digé­rer. Les personnes auront besoin de parta­ger. Il faudra prendre ce temps de l’écoute. Ne pas repar­tir comme avant. De nouveaux stan­dards de fonc­tion­ne­ment et de rela­tion sont appa­rus, il faudra compo­ser avec. C’est une grande leçon : on doit prendre le temps de faire ce que l’on appelle un retour d’ex­pé­rience. N’ou­blions pas que les équipes sont boule­ver­sées, et pour certaines, érein­tées.

Il y a aussi beau­coup de ques­tion­ne­ments sur la raison d’être des entre­prises. Que faire pour que les bons réflexes nés de cette situa­tion inédite ne soient pas oubliés demain ? 

C’est très impor­tant. Cela passe à la fois par du mana­ge­ment de proxi­mité et une vision de long terme et peut-être, pour un temps, moins de stra­té­gie. La double ques­tion qui nous est posée est la suivante : comment gère-t-on la pres­sion du quoti­dien et comment donne-t-on de la pers­pec­tive. Pour le quoti­dien, le mana­ge­ment de proxi­mité sera plus que jamais essen­tiel. Pour la pers­pec­tive, c’est la néces­sité de bien se foca­li­ser sur l’iden­tité et les rela­tions avec toutes ses parties prenantes, y compris la puis­sance publique. Par exemple, la santé au travail, on va deman­der beau­coup plus à l’en­tre­prise de la prendre en charge. Est-ce qu’on parlera de RSE demain ? Je n’en suis pas sûr, tant il sera surtout impé­ra­tif de la mettre en œuvre ! Donc, tout le monde se pose beau­coup de ques­tions sur la raison d’être des orga­ni­sa­tions avec cette crise. Entre les deux, la stra­té­gie à moyen terme, pour nous, ne sera pas la prio­rité du moment tant la visi­bi­lité est faible.

Il y a de grandes incer­ti­tudes sur la suite, tant du point de vue sani­taire qu’é­co­no­mique. Comment pilo­ter dans ces condi­tions ?

Comme je viens de l’évoquer, cela passe par plus de mana­ge­ment, plus d’iden­ti­fi­ca­tion autour de la raison d’être de l’en­tre­prise et moins de stra­té­gie. C’est une tendance qui ressort dans notre étude : pour un moment au moins, on sera plus dans le pourquoi et le comment et moins dans le combien. 

Quels conseils donnez-vous aux entre­prises ?

Dès le décon­fi­ne­ment, savoir recon­naître et remer­cier l’en­ga­ge­ment des personnes. Prendre le temps du retour d’ex­pé­rience. Capi­ta­li­ser sur les bonnes choses qu’on a vues pendant ce confi­ne­ment. Savoir rassem­bler. Les équipes ont plus besoin de rassem­bleurs que de sauveurs nous a dit très juste­ment un diri­geant. Et aider ensuite à retrou­ver du sens au travail. On va récu­pé­rer des gens qui se posent plein de ques­tions exis­ten­tielles. Il faut recons­truire du sens. C’est essen­tiel que les diri­geants se concentrent là-dessus. C’est quoi notre busi­ness model ? Comment conso­li­der ce qu’on a vécu pour passer à une autre étape ? C’est quoi notre projet collec­tif et l’uti­lité de notre mission ? S’il y a un besoin de commu­ni­ca­tion interne renforcé, en revanche, on ressent une volonté de sobriété dans la commu­ni­ca­tion externe, et c’est très bien. Et, au final, il y a quatre vertus cardi­nales qui reviennent en boucle et qui consti­tuent en quelque sorte la bous­sole des diri­geants pour demain : auto­no­mie, soli­da­rité, utilité et humi­lité.

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