Domi­nique Delorme, l’âme des Nuits de Four­vière

Il a pris la tête, en 2003, d’un festival endormi pour en faire le rendez-vous culturel le plus attendu de la région lyonnaise. Directeur des Nuits de Fourvière depuis vingt ans, Dominique Delorme aura marqué l’événement de son emprunte indélébile. Au terme d’une nouvelle édition des « Nuits »— la 76e du nom —, la figure historique du festival retrace la trajectoire d’une carrière qui devrait sans nul doute prendre fin dans les prochains mois.

Edit : Article initia­le­ment paru dans notre numéro de juin 2022. La 76e édition des Nuits de Four­vière, qui s’est tenue du 2 juin au 30 juillet aura accueilli 153 000 spec­ta­teurs.

Son télé­phone n’en finit plus de sonner. À quelques jours du lance­ment de la nouvelle édition des Nuits de Four­vière, le festi­val qu’il dirige depuis 2003, Domi­nique Delorme gère les derniers prépa­ra­tifs dans un calme absolu. « On arrive dans la dernière ligne droite, celle où les produc­teurs ont tous un tas de ques­tions », énonce-t-il un brin fleg­ma­tique, le regard posé sur son cellu­laire. Il faut dire qu’a­vec déjà dix-neuf éditions des Nuits de Four­vière à son actif, le direc­teur aborde son ving­tième chapitre de façon plutôt sereine. Il sait qu’il vit peut-être là ses derniers levers de rideau dans ce costume, et s’en est d’ailleurs ouvert fin mai à Bruno Bernard, le président de la Métro­pole de Lyon, la collec­ti­vité à laquelle les Nuits de Four­vière sont ratta­chées depuis 2015. « Je ne vais pas rester direc­teur des Nuits jusqu’à cent ans. C’est le moment pour le festi­val de penser à la suite, préci­sait-il quelques jours avant cette entre­vue. C’est impor­tant qu’il y ait d’autres personnes qui arrivent pour faire bouger les lignes. Je mesure de mon côté la chance d’avoir pu emme­ner ce festi­val là où il est aujourd’­hui. » 

L’heure n’est pas encore celle du départ, mais Domi­nique Delorme prépare déjà sa future sortie. Avec le senti­ment probable du devoir accom­pli. Avec plus de 160 000 spec­ta­teurs accueillis en moyenne chaque année (contre 60 000 à son arri­vée en 2003), les Nuits de Four­vière sont deve­nues sous sa direc­tion, l’évé­ne­ment cultu­rel le plus impor­tant de la région lyon­naise. « Il est celui qui aura su trans­for­mer ce festi­val et lui forger une véri­table iden­tité, autour de l’éclec­tisme et de la pluri­dis­ci­pli­na­rité artis­tique, souligne Hélène Lafont-Coutu­rier, direc­trice du Musée des Confluences et ex-direc­trice du musée gallo-romain de Four­vière. Ce n’était pas facile à faire, donc c’est une réelle force d’avoir réalisé cela.  » « Il est parvenu à croi­ser toutes les formes de spec­tacle vivant dans sa program­ma­tion avec de la musique, du théâtre, de la danse et du cirque, expose de son côté Myriam Picot, ancienne vice-prési­dente de la Métro­pole en charge de la culture (2014–2020), qui a travaillé en étroite colla­bo­ra­tion à ses côtés sur cette période. Mais sa grande force, c’est d’avoir su tisser des liens aussi forts avec les artistes, le public ou les mécènes. » 

« Il est celui qui aura su trans­for­mer ce festi­val et lui forger une véri­table iden­tité  »

Figure incon­tour­nable du milieu cultu­rel lyon­nais, le person­nage, tantôt décrit comme « exigeant », « chaleu­reux », « volon­ta­riste » ou « obstiné », est avant tout vu sur sa colline comme un véri­table passionné. « C’est simple, quand il vous parle, vous ne l’ar­rê­tez plus. Il peut vous parler pendant vingt minutes d’un artiste qu’il est allé cher­cher en Austra­lie », confirme dans un sourire Romain Boucaud-Maître, direc­teur géné­ral des Choco­lats Voisin, et mécène des Nuits de Four­vière depuis onze ans. 

« Tout le monde me détes­tait »

S’il aborde aujourd’­hui ses ving­tièmes Nuits de Four­vière sans la moindre note de stress — s’au­to­ri­sant même quelques visites dans l’ate­lier de luthe­rie de son fils rue Chavanne — Domi­nique Delorme n’était pas si serein vingt ans en arrière, en 2003, pour sa grande première. « J’étais dans un stress absolu. Quelques jours avant le lance­ment du festi­val, je ne faisais que des cauche­mars où je me retrou­vais tout seul dans les gradins, comme si personne n’était venu…  » Disciple des deux célèbres metteurs en scène Robert Giro­nès et Roger Plan­chon, ce natif de la Croix-Rousse a multi­plié les expé­riences dans le théâtre et le spec­tacle vivant aux quatre coins de la France avant de s’ins­tal­ler à Four­vière. Passé par la direc­tion d’éta­blis­se­ments Beau­vais, La Rochelle, Poitiers, Auber­gen­ville, Lens ou Villeur­banne, il est repéré dans les effec­tifs du TNP au début des années 2000 par Jean-Jacques Pignard, alors maire de Ville­franche-sur-Saône et vice-président culture du Conseil géné­ral du Rhône.

Dix ans après avoir récu­péré le festi­val des mains de la Ville de Lyon, le dépar­te­ment cherche alors à insuf­fler une dyna­mique nouvelle aux Nuits de Four­vière. « Le festi­val n’avait plus réel­le­ment d’iden­tité. Il avait péri­clité depuis la fin des années 80 et se trou­vait seule­ment animé par les diverses insti­tu­tions cultu­relles lyon­naises comme l’Or­chestre natio­nal de Lyon, les Céles­tins, l’Opéra ou la Maison de la danse, qui y propo­saient leurs spec­tacles », renseigne Domi­nique Delorme. « Pour faire la program­ma­tion, c’était plutôt folklo, se souvient de son côté Jean-Jacques Pignard. Je réunis­sais les direc­teurs d’une dizaine d’ins­ti­tu­tions cultu­relles autour de la table et chacun prenait les soirs qui l’in­té­res­saient. Ça a duré six ou sept ans, puis j’ai fini par dire qu’on ne conti­nue­rait pas ainsi, que ce n’était pas le rôle d’un élu, mais qu’il nous fallait un véri­table homme du métier. Et cet homme, ça a été Domi­nique. »

À l’aise dans son nouveau rôle, Domi­nique Delorme frappe vite. Et fort. « La première étape a consisté à mettre toutes ces insti­tu­tions dehors. C’était essen­tiel, puisque les artistes et le public trai­taient direc­te­ment avec elles, et non pas avec le festi­val. Rien ne passait par les Nuits de Four­vière, il fallait chan­ger ce modèle en profon­deur. Nous allions doré­na­vant gérer la program­ma­tion artis­tique, les artistes et la billet­te­rie. » Une première mesure radi­cale, d’abord perçue comme un affront par la profes­sion. « Dix jours avant j’étais copain avec tout le monde, et la semaine d’après, tout le monde me détes­tait, narre le direc­teur. Michel Mercier me disait que j’au­rais mieux faire d’agir petit à petit pour ne brusquer person­ne… » L’an­cien président du Conseil géné­ral du Rhône n’était d’ailleurs pas fran­che­ment convaincu de la réus­site du projet. « Il ne voyait pas comment le festi­val pour­rait trou­ver sa propre iden­tité. On s’est mis d’ac­cord sur une subven­tion de 3,7 millions d’eu­ros par an, sur trois ans. Il m’a seule­ment dit : ‘Ne nous plan­tez pas finan­ciè­re­ment, faites que ça marche, même si on n’y croit pas beau­coup’ », se rappelle Domi­nique Delorme.

Descendu par Tele­rama

Et pour contre­dire celui qui est alors l’homme fort de la droite lyon­naise, le direc­teur des Nuits de Four­vière met en place son plan d’ac­tion. « L’idée, c’était de faire venir des grands artistes de répu­ta­tion inter­na­tio­nale, et les faire venir plusieurs années de suite en parti­ci­pant au finan­ce­ment de leur créa­tion. Il fallait leur montrer que Lyon était un lieu où l’on pouvait créer des spec­tacles. » Par cette poli­tique ambi­tieuse, le festi­val et son diri­geant nouent des liens forts avec les artistes et les produc­tions. Et le public suit. Dès l’an­née 2007, les Nuits de Four­vière passent la barre des 100 000 spec­ta­teurs, avec des chiffres en constante progres­sion. « L’iden­tité d’un festi­val se construit sur une fidé­lité à un noyau d’ar­tistes emblé­ma­tiques. C’est pour cela qu’il était essen­tiel de faire venir plusieurs fois des person­na­li­tés comme Philip Glass, Sylvie Guillem, Luca Ronconi, Bob Wilson ou Barta­bas…  », détaille Domi­nique Delorme

Des person­na­li­tés du monde de la musique, de la danse, du théâtre ou du théâtre équestre venues renfor­cer le côté pluri­dis­ci­pli­naire des Nuits de Four­vière, souhaité par son fonda­teur Edouard Herriot en 1946. « Nous sommes le seul festi­val en France à rassem­bler toutes les formes du spec­tacle vivant. Et tout l’enjeu de cette pluri­dis­ci­pli­na­rité consiste à viser l’ex­cel­lence dans chaque disci­pline », main­tient le diri­geant. Une posi­tion saisie tardi­ve­ment par la presse critique pari­sienne. « Je me souviens de papiers terribles dans Tele­rama et Le Figaro où l’on disait que le festi­val était incom­pré­hen­sible, un vrai fourre-tout, sourit Jean-Jacques Pignard. Il a bien fallu dix ans pour faire admettre qu’ici se passaient des choses essen­tielles dans toutes les disci­plines. Ça a été le plus long à mettre en place, mais on a fini par y arri­ver. »

Au fil des années, le festi­val gagne en popu­la­rité et s’in­sère défi­ni­ti­ve­ment dans le paysage lyon­nais. Il est repris par la Métro­pole de Lyon en 2015, qui réduit toute­fois sa subven­tion à 3,2 millions d’eu­ros. « On a étalé cette baisse sur trois ans en s’as­su­rant qu’il n’y aurait pas de casse parce qu’on n’avait aucun inté­rêt à affai­blir les Nuits de Four­vière, confie Myriam Picot, alors vice-prési­dente culture de la Métro­pole. Ça a été une source d’inquié­tude pour Domi­nique Delorme mais il a pu trou­ver des fonds ailleurs. » Car passionné d’arts et de spec­tacles, le diri­geant est avant tout un gestion­naire très atten­tif. « Il a les quali­tés de la cigale et de la fourmi. Cigale parce que c’est un homme du métier qu’il connaît très bien, et fourmi parce qu’il est excellent gestion­naire, narre Jean-Jacques Pignard. J’étais bien placé pendant vingt ans pour voir comment les respon­sables d’ins­ti­tu­tions géraient mal leurs affaires. Mais avec Domi­nique, on reste toujours dans les clous. »

Diver­si­fier les reve­nus

En plus de la subven­tion publique fixée à 3,2 millions d’eu­ros, le diri­geant s’est attelé à déve­lop­per d’autres acti­vi­tés, notam­ment sur la partie mécé­nat et parte­na­riats (2,5 millions d’eu­ros), pour faire gros­sir un budget aujourd’­hui fixé à 12,5 millions d’eu­ros (à moitié consti­tué par les recettes billet­te­rie et buvettes). « La Métro­pole et le monde écono­mique n’ont pas lâché le festi­val pendant la crise. Nous avons toujours une quaran­taine de mécènes à nos côtés. » Parmi eux, les choco­lats Voisin, dont le nom est inscrit sur chacun des fameux cous­sins — clin d’oeil oblige — lancés par les spec­ta­teurs à la fin de chaque repré­sen­ta­tion dans le Théâtre antique. « Domi­nique sait nouer des liens solides avec les gens avec lesquels il travaille. Il nous réunit une à deux fois par an pour des repas entre mécènes mais ne fait jamais la chasse aux finan­ce­ments », souffle Romain Boucaud-Maître, direc­teur géné­ral de Voisin.

En diver­si­fiant les rentrées d’argent, Domi­nique Delorme parvient alors à équi­li­brer la program­ma­tion du festi­val : « Vous avez des spec­tacles qui rapportent, et d’autres qui coûtent. Il faut être donc astu­cieux pour trou­ver des marges et finan­cer les spec­tacles plus confi­den­tiels. » Un système bien diffé­rent de celui d’autres poids lourds du secteur comme Inver­sion à Gerland ou Musi­lac à Aix-les-Bains. « Avec seule­ment 4000 places dans le Théâtre, on ne peut pas être sur des têtes d’af­fiche où les contrats sont calcu­lés pour des jauges de 20 000 à 50 000 personnes. Donc ce ne sont ni des concur­rents, ni des menaces pour les Nuits de Four­vière. » La compé­ti­tion reste toute­fois plus féroce avec d’autres festi­vals régio­naux, comme avec le Prin­temps de Pérouges. « En vingt ans, on s’est souvent retrou­vés en compé­ti­tion pour les mêmes artistes, témoigne Marie Rigaud, fonda­trice en 1997 du festi­val aindi­nois. Mais comme les Nuits de Four­vière sont incon­tour­nables, c’est compliqué de le faire chan­ger d’idée. S’il souhaite avoir tel ou tel artiste en exclu­si­vité, il va l’em­por­ter, sans deal possible. »

« C’est un homme qui ne lâche rien, avec qui la discus­sion est franche et claire. Il dit les choses avec passion »

Âpre dans les négo­cia­tions, Domi­nique Delorme peut aussi l’être avec ses parte­naires insti­tu­tion­nels et cultu­rels. « C’est un homme qui ne lâche rien, avec qui la discus­sion est franche et claire. Il dit les choses avec passion, tel qu’il les vit et les pense », relève Cédric Van Styven­dael, vice-président de la Métro­pole en charge de la culture depuis 2020. « Il est très direct dans son expres­sion. Il a conscience de sa capa­cité à faire les choses donc il n’avance pas masqué, avec un peu d’égo mais toujours juste­ment propor­tionné », complète Stéphane Malfettes, le direc­teur des Subsis­tances, qui ont accueilli cette année plusieurs repré­sen­ta­tions des Nuits de Four­vière. « On peut lui dire non, mais il est toujours plein d’idée et d’en­vies, pour­suit Hélène Lafont-Coutu­rier du musée des Confluences. Quoiqu’il arrive, il lais­sera une trace aux Nuits de Four­vière. Il en a fait une belle maison, un lieu avec une véri­table noto­riété. »

S’il n’a pas encore mis les voiles, le diri­geant laisse planer le doute quant à l’an­nonce de son départ. Au moment de claquer défi­ni­ti­ve­ment la porte de son bureau (« toujours en bordel, c’est le signe que je suis encore bien là »), Domi­nique Delorme repen­sera sûre­ment à tous ces souve­nirs accu­mu­lés sur vingt ans. « J’ai eu la chance de pouvoir conduire ce projet dans un site magni­fique, qui ne deman­dait qu’à ce qu’on appuie sur l’ac­cé­lé­ra­teur pour que ça démarre. Personne ne savait la tour­nure que ça pren­drait. On a posé les premières pierres, et le chemin s’est ensuite dessiné tout seul. » Une histoire de pierres donc. Les mêmes que celles des deux théâtres qui ont accueilli entre juin et juillet, plusieurs dizaines de milliers de spec­ta­teurs.

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