Jusqu’à la fin décembre, certains salariés ont espéré. Mais depuis le retrait d’une offre très partielle de Tazita, un distributeur régional en cours de lancement, plus personne ne se faisait d’illusion sur le sort de Place du Marché, l’ex-Toupargel. Le tribunal de commerce de Lyon a décidé de la liquidation judiciaire ce vendredi matin. Pour la deuxième fois en quatre ans, le groupe spécialisé dans la livraison à domicile de courses et de produits surgelés (2000 salariés, 200 millions d’euros de chiffre d’affaires) est passé par la case sauvegarde puis redressement judiciaire. À ceci près que, cette fois-ci, aucune offre sérieuse de reprise n’a été présentée. En 2019, la famille Tchénio avait assumé le dépôt de bilan et se disait prête à accompagner un repreneur, en investissant aux côtés d’un nouveau propriétaire.
Dans la dernière ligne droite, le tribunal de commerce de Lyon avait confié, fin 2019, les clés du camion aux discrets frères Léo et Patrick Bahadourian et à eux seuls, au grand désarroi de Roland Tchénio, repreneur de l’entreprise en 1982 avec son frère Maurice et qu’il avait dirigée seul jusqu’en 2013 avant de passer le relais à son neveu Romain Tchénio. Peu avant la cession aux Bahadourian, Toupargel avait négocié un partenariat avec Monoprix et discuté avec Picard également. Deux orientations abandonnées par les repreneurs.
70 millions d’euros investis par les Bahadourian
Les frères Bahadourian, cofondateurs et actionnaires de l’enseigne Grand Frais, avaient échafaudé un solide plan de reprise, reprenant 2 300 salariés et l’essentiel des activités du groupe lyonnais. Une stratégie basée sur une diversification s’étendant aux produits frais et d’épicerie en faisant appel au boucher (Despinasse) et à l’épicier de Grand Frais (Agidra), mais aussi au grand fromager lyonnais Cellerier. Début 2021, le groupe lyonnais Toupargel est rebaptisé Place du Marché, du nom de la plateforme créée au début des années 2000 par Roland Tchénio, déjà soucieux de diversifier l’offre du groupe pour qu’il ne dépende pas que du seul univers des surgelés. Et, surtout, le plan des Bahadourian prévoyait l’ouverture de points de vente surgelés adossés à certains magasins Grand Frais. Sauf que ces magasins ne verront jamais le jour.
Tous les actionnaires de Grand Frais ne sont pas sur la même longueur d’onde. Le projet des frères Bahadourian, qui agissent à travers leur holding Agihold, se heurte à la volonté de Prosol, la maison mère de Grand Frais qui s’essaye, de son côté, à la livraison à domicile avec le site mon-marché.fr… « Il y a eu une sorte de concurrence entre actionnaires de Grand Frais qui se détestent mutuellement, Prosol contre Bahadourian, et au final, on s’est retrouvé avec une marque inconnue, alors que, si on avait été repris par la marque Grand Frais, l’issue aurait pu être tout autre, du fait de sa notoriété », explique un salarié de Place du Marché. Pas d’ouverture de magasins, pas de restructuration non plus. Si les repreneurs se devaient de conserver les effectifs en l’état pendant deux ans, rien ne s’opposait à une réorganisation à partir de début 2022. « Un plan de sauvegarde de l’emploi – PSE – aurait mis la lumière sur leur nom, eux qui sont habitués à rester dans l’ombre pour éviter que l’on s’intéresse à leurs nombreux montages financiers opaques entre Luxembourg et Suisse », ajoute le même salarié. Et de pointer du doigt la rapidité avec laquelle « les Bahadouarian ont isolé tout l’immobilier de l’entreprise – plateformes et agences régionales – faisant payer à Place du Marché des loyers à des montants parfois onéreux ».
« Tristesse et gâchis »
En recul d’activité depuis une dizaine d’années (le pic de chiffre d’affaires de Toupargel remonte à 2012 avec 370 millions d’euros de ventes), Place du Marché renoue avec la croissance en 2020/2021, mais pas avec les bénéfices. L’entreprise perd toujours entre 25 et 30 millions d’euros par an. Elle décroche même un PGE de 40 millions d’euros en juin 2022, s’assurant un sursis de quelques mois. Mais, à l’automne, il faut se rendre à l’évidence, Place du Marché n’a pas trouvé son modèle économique. Retour au tribunal de commerce pour une mise en sauvegarde fin octobre, convertie en redressement judiciaire fin novembre, afin de permettre une éventuelle cession.
« On ne peut pas dire que les nouveaux actionnaires n’ont pas été à la hauteur », déclare une source proche du tribunal de commerce de Lyon. De fait, en additionnant le coût de l’achat de Toupargel, le financement des investissements pour relancer l’entreprise avec le lancement de Place du Marché et les pertes constatées au bout du compte, ce sont sans doute plus de 70, voire 80 millions d’euros que les Bahadourian auront injectés dans le groupe lyonnais. Une somme rondelette, à mettre en regard avec une fortune évaluée entre 2 et 3 milliards d’euros.
« Ce qui est en jeu, c’est le modèle économique sur lequel repose Place du Marché. Trop d’événements sont venus contrarier le plan de redressement. Des éléments extérieurs que la direction qualifie d’imprévisibles et incontrôlables. La crise sanitaire, l’inflation, la tension très forte sur les prix dans la grande distribution n’ont pas facilité les choses. Sans compter que sur la partie livraison du dernier kilomètre, les concurrents sont là aussi », explique un connaisseur du secteur. En interne, certains considèrent que « la crise sanitaire et l’inflation ont bon dos » : Place du Marché a tout simplement vu son activité s’effondrer inexorablement depuis dix ans.
Vers une action en justice ?
Dans l’immédiat, le constat de la CGT est implacable : « Près de 1 900 salariés vont venir gonfler les statistiques de Pôle emploi ». Au-delà de ce constat, la colère gronde. Certains n’excluent pas qu’une action en justice soit engagée. Les frères Bahadouarian sont dans le collimateur pour la façon dont Place du Marché a été dépouillé de son immobilier et pour non respect des engagements en matière d’ouverture de magasins. Pour Roland Tchénio, propriétaire de Toupargel de 1982 à 2019 avec son frère Maurice, deux mots résument sa pensée : « Une immense tristesse et un grand gâchis. » Mais pas question pour lui de tenter un come-back, y compris après la liquidation judiciaire, ni même sur un périmètre réduit. « J’ai repris une société régionale de 70 personnes et 7 millions d’euros de chiffre d’affaires en 1982. Nous en avons fait un groupe présent sur tout le territoire national. Dans un peu plus d’un an, j’aurai 80 ans, ce n’est plus de mon âge. »
Jean-Pierre Vacher