📜Article publié dans le magazine Lyon Décideurs de septembre 2022
Son visage ne vous dit sûrement pas grand-chose tant elle cultive la discrétion, loin des lumières, des caméras et des querelles politiques et partisanes. Inconnue du grand public, Anne Jestin occupe pourtant depuis septembre 2020 l’un des postes les plus importants de la Métropole de Lyon, à la direction générale des services : « Mon job, c’est de traduire en langage administratif une volonté politique, et faire le lien entre l’exécutif et ses idées d’un côté, et les équipes qui travaillent au quotidien de l’autre. Donc ça me va de rester dans l’ombre. »
Nommée par le président Bruno Bernard, cette architecte de formation, passée par les cabinets ministériels et la Ville de Lyon, pilote ainsi depuis deux ans la très large administration métropolitaine (voirie, déplacements, développement économique, déchets, solidarité…) et ses 9 400 agents. Un chiffre colossal, plaçant la collectivité territoriale au deuxième rang des plus gros employeurs de la métropole lyonnaise, derrière les Hospices civils de Lyon (23 000 collaborateurs). « 9 400 agents, c’est énorme. Il faut imaginer cela à l’échelle d’une entreprise. J’avais coutume de dire qu’on était une entreprise-territoire puisque c’est quasiment la taille d’un gros groupe industriel français, fait savoir Benoît Quinion, DGS du Grand Lyon et de la Métropole entre 2001 et 2009, puis entre 2011 et 2016. Pour diriger l’administration d’une collectivité comme celle-ci, il faut avoir beaucoup de sang-froid et parvenir à garder les équipes mobilisées. »
Le défi, d’ampleur, semble être taillé sur mesure pour la dirigeante selon ses proches, à commencer par l’ancienne ministre Myriam El Khomri, côtoyée au secrétariat d’État à la Ville entre 2014 et 2015 : « Anne est une grande bosseuse. C’est quelqu’un qui sait travailler en équipe et apporter une énergie positive. Elle sait ce qu’elle veut, ne lâche jamais rien et peut être hyper tenace. La Métropole de Lyon a beaucoup de chance de l’avoir. »
Premier choix
Anne Jestin joue donc un rôle majeur dans la collectivité, comme en atteste son siège réservé à la gauche de Bruno Bernard lors de chaque conseil métropolitain. Durant ces longues séances bimestrielles, la DGS écoute, griffonne quelques notes, le visage impassible, sans jamais prendre la parole. Elle se tourne parfois vers Julien Zloch, le directeur de cabinet du président de la Métropole, assis juste derrière elle, avec qui elle forme un binôme détonnant depuis 2020.
Les deux compères, amis proches, se connaissent depuis près d’une dizaine d’années, du temps de leurs aventures grenobloises à la DDT (direction départementale des Territoires) de l’Isère pour elle, au cabinet d’Éric Piolle, le maire de la préfecture iséroise, pour lui. « Lorsqu’on a réfléchi à l’organisation de la direction générale avec le président, j’ai tout de suite pensé à Anne pour le poste de DGS, renseigne le tout aussi discret Julien Zloch. On se connaissait, on savait qu’on avait envie de travailler ensemble. Et puis elle était en poste à la Ville de Lyon, donc elle connaissait le fonctionnement des collectivités territoriales et la situation locale, ce qui n’était pas tout à fait mon cas. »
L’idée est rapidement validée par Bruno Bernard, soucieux de féminiser les équipes dirigeantes de la Métropole. « Quand nous sommes arrivés, la direction générale comptait cinq hommes et une femme. Aujourd’hui, nous avons quatre hommes et quatre femmes, dont la DGS », souligne le président de la collectivité. Mais après trois ans de chantiers et réorganisations internes, le premier bilan d’Anne Jestin s’avère plutôt contrasté selon certains agents, pas franchement convaincus par ses méthodes de management. « C’est simple, on ne la voit pratiquement jamais, c’est un fantôme. C’est comme si elle était inexistante pour nous, confirment de concert Agnès Brenaud et Franck Garayt, représentants syndicaux CFDT et CFTC à la Métropole de Lyon. Si vous parlez d’elle aux agents, beaucoup ne savent pas qui c’est. Ça nous laisse le sentiment que la gestion des agents, ce n’est ni son truc, ni sa priorité. »
L’épreuve des cabinets ministériels
L’Iséroise – née à Vienne en 1974 – ne s’imaginait probablement pas occuper un poste pareil au début de sa carrière. Après son diplôme d’architecte obtenu en 1999 et son passage par la prestigieuse école de Chaillot, elle participe au début des années 2000 aux chantiers conduits par Daniel Lefèvre, architecte des Monuments historiques dans le Calvados, le Finistère et la Seine-Saint-Denis. « J’aimais cette idée de gérer un chantier, un peu à la manière d’un chef d’orchestre. J’avais fait beaucoup de musique avant, donc je retrouvais des similitudes là-dedans », rejoue la dirigeante, passée dans sa jeunesse par le conservatoire de musique de Lyon. De retour dans le Dauphiné, elle intègre en 2004 le service départemental de l’Architecture et du Patrimoine (SDAP) de l’Isère puis de la Drôme. Deux postes qui lui ouvriront, en 2010, les portes de la DDT de l’Isère comme chef de service logement et construction.
En première ligne pendant quatre ans sur les dossiers sensibles des quartiers Mistral et de La Villeneuve à Grenoble, elle est repérée par un cadre du ministère de l’Écologie, lors d’un déplacement dans la préfecture iséroise : « Il m’a demandé si un poste en cabinet ministériel pouvait m’intéresser. Je n’avais pas envie de remonter vivre à Paris avec ma famille, mais je sentais que ça pouvait être une expérience unique. »
Anne Jestin passe alors des entretiens pour entrer dans le cabinet de Cécile Duflot, mais la ministre de l’Égalité des territoires et du Logement pressent qu’elle ne sera pas reconduite au gouvernement : « On me rappelle pour me dire que mon profil est intéressant, mais que ce serait un mauvais cadeau à me faire… Donc je n’y vais pas. » L’opportunité se représente quelques mois plus tard, lorsqu’une ancienne collaboratrice de Cécile Duflot lui annonce son départ du cabinet de Myriam El Khomri, alors secrétaire d’État à la Ville. « Elle m’organise un rendez-vous et je vais passer l’entretien à Paris. Une heure plus tard, on me demande de rester dormir sur place parce que je commence le lendemain matin à 8 heures… J’ai donc appelé mon mari et mon chef à la DDT pour leur dire que je n’allais pas rentrer tout de suite à Grenoble (rires) ! »
L’aventure auprès de Myriam El Khomri durera un an, jusqu’à la nomination de la secrétaire d’État au ministère du Travail, en septembre 2015. « On a bossé comme des dingues avec une petite équipe très soudée, j’en garde un souvenir merveilleux, détaille l’ancienne ministre. Sur ces douze mois, on a dû faire plus de cent déplacements partout en France… Anne était présente quasiment à chaque fois. »
L’expérience est d’ailleurs vue comme un défi tant personnel que physique par Anne Jestin, grande sportive et habituée des courses de fond : « J’avais envie de me tester. Le ministère, c’est un vrai challenge physique. On arrive à 8 heures, on repart à 2 heures du matin, on ne dort jamais. On oublie de manger aussi. Je me suis retrouvée à faire presque des malaises parce que je n’avais pas mangé ni dormi depuis un bon paquet d’heures… Mais j’avais besoin de me tester là-dedans et je suis contente d’avoir passé le cap. » L’épreuve se prolongera même d’une année supplémentaire, aux côtés de Patrick Kanner, ministre de la Ville et des Sports, avec en fil rouge la préparation de l’Euro 2016. « Et au bout de deux ans, j’ai senti que j’avais apporté tout ce que je pouvais pour le cabinet. C’était donc le moment de partir… »
De Gérard Collomb à Bruno Bernard Forte d’un gros réseau construit durant ces deux années parisiennes – et avec le soutien de Jean-Marie Girier, l’ancien chef de cabinet de Gérard Collomb –, Anne Jestin quitte le quartier des ministères pour la mairie de Lyon, la ville de son enfance et de ses études.
D’abord nommée à l’urbanisme, elle élargit son périmètre en prenant, quelques mois plus tard, la gestion de neuf directions (activités urbaines, commerce, immobilier, foncier…) et 1 300 agents municipaux. En interne, son profil impressionne. « On a découvert une grande bosseuse. Elle s’est beaucoup impliquée, notamment lors de la crise sanitaire, rapporte un ancien cadre de la mairie. C’est une femme de fort caractère, pas colérique, mais fonceuse, pour qui les obstacles ne sont que des dommages collatéraux. »
À l’issue de ces quatre années à l’Hôtel de Ville et après le raz-de-marée écologiste des élections municipales et métropolitaines de 2020, Anne Jestin, sollicitée par Julien Zloch et Bruno Bernard, est nommée directrice générale des services (DGS) de la Métropole de Lyon. « Je pense qu’elle a beaucoup appris de son passage à la Ville, souligne Benoît Quinion, son prédécesseur rue du Lac. Elle a pu observer la Métropole de l’extérieur, donc le jour où elle a pris ses fonctions, elle avait déjà une très bonne connaissance de cette administration. » L’ancien DGS du Grand Lyon a d’ailleurs longuement échangé avec elle avant sa prise de fonction : « C’est elle qui a repris contact avec moi quand elle était pressentie pour le poste. On a évoqué l’histoire de la Métropole, ses activités, sa culture d’entreprise, l’équilibre à trouver avec les élus… Je ne l’ai pas trouvée intimidée. Elle était prête, même si elle se demandait comment elle allait dompter la bête. »
La nouvelle chef de file est attendue de pied ferme et ses premiers pas sont scrutés de près par les agents, circonspects quant au changement de cap politique attendu. « Elle a très vite pris ses marques en impulsant une manière de travailler plus collégiale, confirme Julien Rolland, l’un des sept DGA (ou directeur général adjoint) de la Métropole, déjà en poste dans l’administration précédente. Elle a bâti une équipe de direction solidaire, qui s’entend bien et ça se répercute sur les effectifs. » Un avis partagé par un autre haut responsable de la collectivité : « Elle a imposé une grande réorganisation qui était nécessaire. Sous l’ancien mandat, des délégations étaient beaucoup trop grosses en termes de taille et de compétence. Ça créait des histoires de rivalité entre les directeurs généraux, c’était devenu compliqué… »
Une patronne discutée
Parmi ces réorganisations, la création éclair de deux nouvelles délégations pour réduire la taille des services trop imposants, et mieux répondre aux ambitions de l’exécutif écologiste. « Nous sommes allés volontairement vite sur ce point parce que j’avais la charge de rendre possible l’action des élus, explique la DGS. Je ne voulais pas qu’on mette deux ans à poser ces réorganisations et que la machine s’enlise puis patine… » Sauf que le calendrier de ces réorientations, jugé trop rapide en interne, a irrité et agacé. « Les agents sont fatigués de ces réorganisations incessantes, alerte Agnès Brenaud, responsable CFDT au sein de la collectivité. Après 2015 et la création de la Métropole, il nous a fallu quelques années pour atterrir, puis on a eu d’autres ajustements avec la présidence de David Kimelfeld et c’est encore le cas aujourd’hui avec ces nouvelles orientations politiques. Les agents sont épuisés. »
De quoi faire ressortir les premières fissures apparues depuis entre Anne Jestin et les organisations syndicales. « C’est une DGS particulièrement absente. On ne la voit jamais. Ça change de ses prédécesseurs, avance Franck Garayt, représentant CFTC. Elle est censée être la patronne du personnel et défendre les agents devant les élus, mais elle ne s’exprime jamais et nous dirige vers ses DGA pour la moindre de nos requêtes… » Des propos que Julien Rolland, directeur général adjoint de la Métropole, tient à nuancer : « Ses deux prédécesseurs, Benoît Quinion et Olivier Nys, ont laissé cette bonne d’image d’écoute, mais il faut comprendre qu’ils étaient dans le système depuis très longtemps. Anne n’est là que depuis deux ans… Et les choses changent. Dans son management, les DGA sont beaucoup plus mis en avant, ce n’est plus la seule tête qui émerge. »
La DGS délègue en effet davantage et laisse ses directeurs adjoints prendre le relais avec les agents comme avec les vice-présidents. Une nouvelle méthode de travail pleinement assumée par la principale intéressée : « Oui, j’incarne la fonction différemment de mes prédécesseurs, c’est clair, assumé et volontaire. J’évoque souvent le sujet avec Marie Villette, secrétaire générale de la Ville de Paris, et Delphine Joly, DGS de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg. On voit bien qu’on a toutes les trois une autre façon d’incarner la fonction que nos prédécesseurs, qui sont majoritairement des hommes de 50 ans, blancs et plutôt mâles dominants. » Aux inaugurations et autres rubans découpés, la DGS privilégie donc l’action, le nez dans ses dossiers. Et semble, après n’être jamais restée plus de quatre ans au même poste, enfin conquise : « Aujourd’hui, j’ai cette capacité de pouvoir impulser l’action, d’emmener une équipe avec moi et d’être à la tête de tout cela. Et c’est tout ce que je voulais. » Comme une chef d’orchestre menant à la baguette ses 9 400 musiciens.
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