Mourad Merzouki, la revanche de l’en­fant du pays

Il était le grand favori pour prendre la direction de la Maison de la Danse et de la Biennale, mais Mourad Merzouki n’a finalement pas décroché le prestigieux fauteuil. Meurtri par une série de critiques sur ses méthodes de travail et sa personnalité, le chorégraphe star du hip-hop est de retour chez lui, à Saint-Priest. Avec des projets plein la tête.
Mourad Merzouki Mourad Merzouki © Julie Cherki

Mourad Merzouki l’as­sure, la décep­tion est aujourd’­hui digé­rée. Il y a 18 mois, sa candi­da­ture pour la direc­tion de la Maison de la Danse et de la Bien­nale n’avait pas été rete­nue par les tutelles.

Une surprise tant le Lyon­nais, révélé plus jeune dans ces deux insti­tu­tions emblé­ma­tiques et en partance du Centre choré­gra­phique natio­nal (CCN) de Créteil après 13 années à sa tête, semblait faire office de favori pour le poste. « C’est un enfant du pays, la Maison de la Danse l’a vu gran­dir. Cela me semblait logique qu’il en prenne la tête, c’était la personne idoine pour moi », fait savoir Clau­dia Stavisky, l’an­cienne direc­trice du théâtre des Céles­tins, cocréa­trice de quatre spec­tacles avec Mourad Merzouki entre 2004 et 2011.

« C’est une grande décep­tion qu’il n’ait pas été nommé. Il le méri­tait ample­ment, prolonge son ami Kader Attou, cofon­da­teur de la compa­gnie Accro­rap en 1989 et ancien direc­teur du CCN de La Rochelle. Il sait gérer une maison, il en a les compé­tences et l’a très bien prouvé à Créteil. C’est une déci­sion que j’ai du mal à comprendre. »

La décep­tion semble d’au­tant plus grande que la candi­da­ture du choré­graphe, star inter­na­tio­nale du hip-hop, a suscité bien des remous dans le petit milieu de la danse. « J’ai cru comprendre qu’il y avait eu des bassesses », lance Jéré­mie Bréaud, le maire de Bron où Mourad Merzouki super­vise le centre choré­gra­phique Pôle Pik depuis 2009.

Lais­ser passer l’orage

La course à la succes­sion de Domi­nique Hervieu, nommée direc­trice cultu­relle des Jeux olym­piques de Paris 2024, s’est effec­ti­ve­ment révé­lée plus tortueuse que jamais pour le choré­graphe lyon­nais. « Sa candi­da­ture a été accom­pa­gnée d’une campagne de désta­bi­li­sa­tion extrê­me­ment grave mettant en cause sa person­na­lité et son travail. Certains ont tout fait pour qu’il ne prenne pas la direc­tion de la Maison. Je ne l’ai pas digéré », fustige Guy Darmet, l’an­cien direc­teur et fonda­teur de la Maison de la Danse. « Il y a eu une vraie cabale pour l’écar­ter de ce poste. Certains ont eu peur qu’il trans­forme la Maison de la Danse en un lieu hip-hop. C’est ne rien comprendre au travail de Mourad, complète Kader Attou. À Créteil, il a soutenu des tas d’autres courants artis­tiques dans ses copro­duc­tions. »

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Acca­blé par ces attaques répé­tées sur sa person­na­lité, son travail ou son mana­ge­ment, Mourad Merzouki n’a pas eu d’autre choix que de lais­ser passer l’orage : « On a voulu me désta­bi­li­ser, me mettre un genou à terre. On a dit que j’étais mégalo, violent, que je faisais du plagiat ou que je harce­lais mes équipes. C’est allé très loin, il y a eu des commen­taires d’une extrême violence, du mensonge, de la diffa­ma­tion. Je me suis demandé : “Je fais vrai­ment peur à ce point-là ?” »

Retour aux sources

La tempête est main­te­nant passée. Les tutelles ont fina­le­ment choisi Tiago Guedes et le Portu­gais est sorti fin septembre d’une première Bien­nale réus­sie. « Le jury a déduit que son projet était meilleur que le mien, c’est la règle du jeu. Il est certai­ne­ment brillant et je lui ai très vite souhaité bon vent. J’es­père juste que ce choix n’a pas été influencé par tout ce qu’il s’est passé autour de ma candi­da­ture », souligne Mourad Merzouki, resté depuis sans nouvelles des membres du jury.

Solli­ci­tée pour reve­nir sur cet épisode, l’adjointe à la Culture de la Ville de Lyon, Natha­lie Perrin-Gilbert, n’a pas souhaité répondre à nos ques­tions. 

Le choré­graphe de hip-hop préfère tour­ner la page. Tout frais quinqua­gé­naire, il a choisi de rebon­dir sur ses terres, dans l’Est lyon­nais, là où tout a commencé. Treize ans après son départ à Créteil, Mourad Merzouki est de retour chez lui, à Saint-Priest, non loin de la rue Bel-Air où ses parents se sont instal­lés dans les années 1960, en quit­tant la Kaby­lie et le petit village de Frikat.

Il retrouve le château de Saint-Priest, les immeubles au pied desquels il répé­tait ses premiers mouve­ments de danse appris devant l’émis­sion H.I.P. H.O.P. sur TF1. Il revoit aussi les débuts d’Ac­cro­rap avec Kader Attou, Chaouki Saïd et Éric Mezino, l’école de cirque, le gymnase, la maison de quar­tier, la salle de répé­ti­tion au-dessus de la piscine du Clai­ron… À Saint-Priest, Mourad Merzouki retrouve la terre sur laquelle il s’est construit.

Là où il a tout appris, malgré des portes – celles des disco­thèques notam­ment – souvent restées fermées. « J’ai vécu la discri­mi­na­tion, le rejet, la violence et tout ce que l’on peut vivre lorsqu’on vient des quar­tiers. Pas grand monde ne croyait en nous. Il a fallu se débrouiller, résis­ter pour exis­ter », rappelle-t-il aujourd’­hui. « Son histoire est celle d’un enfant qui a grandi dans les cités et qui a voulu s’en sortir. C’est le cas de beau­coup de jeunes issus de l’im­mi­gra­tion qui veulent croquer la vie, peut-être même encore plus que les autres », soutient Guy Darmet.

Entre la Métro­pole et la Région

À Saint-Priest, Mourad Merzouki voit aujourd’­hui les choses en grand. L’ar­tiste veut bâtir une Cité d’art dans l’an­cienne ferme Berliet, à quelques enca­blures de l’usine où travaillait son père, sala­rié chez Berliet puis Renault VI.

Le projet s’étend sur 2 800 m2, comprend deux studios (dont un de créa­tion), une rési­dence d’ar­tistes, des bureaux, un lieu de stockage, une salle de sport et un espace de restau­ra­tion. « Après mon départ du CCN de Créteil, je devais trou­ver un outil adapté pour accueillir des répé­ti­tions avec 10 ou 15 danseurs. Il y a eu cet échec à la Maison de la Danse donc il m’a fallu imagi­ner un nouvel espace, expose l’ar­tiste depuis son bureau étriqué du centre choré­gra­phique Pôle Pik à Bron. Gilles Gascon, qui est un ami, m’a alors proposé la ferme Berliet, un espace que la Ville n’uti­li­sait pas. »

Le maire de Saint-Priest et son conseil muni­ci­pal ont validé l’ex­ploi­ta­tion du terrain via un bail emphy­téo­tique de 80 ans, contre une rede­vance annuelle d’un euro. Le coût des travaux, estimé à huit millions d’eu­ros, reste à la charge de l’ar­tiste. « Nous ne sommes pas sur des coûts déli­rants pour un projet de cette taille. Et j’in­siste parce que cette ques­tion mérite d’être clari­fiée : je ne veux abso­lu­ment pas concur­ren­cer les Ateliers de la Danse de la Maison de la Danse, assure Mourad Merzouki. Je l’ai encore répété à la ministre récem­ment. Ce lieu est complé­men­taire. Il doit avant tout servir à élar­gir le public de la danse. » 

Le finan­ce­ment de cette Cité d’art reste toute­fois diffi­cile à boucler. L’État et la Région parti­cipent au tour de table, mais la Métro­pole de Lyon, elle, reste à l’écart. La collec­ti­vité reproche à la Région son désen­ga­ge­ment de la Cité inter­na­tio­nale du cirque à Vénis­sieux et se montre, pour l’ins­tant, inflexible. « La Métro­pole ne veut pas y aller tant que la Région ne revient pas sur sa déci­sion. C’est ridi­cule. On prend Mourad en otage sur un projet pour­tant formi­dable, enrage Guy Darmet. Il est essen­tiel qu’il ait aujourd’­hui son espace de travail et de créa­tion à la ferme Berliet. »

Domi­nique Delorme, l’an­cien direc­teur des Nuits de Four­vière qui a accueilli l’ar­tiste en ouver­ture du festi­val en 2018, est du même avis : « Les tutelles locales doivent se rendre compte qu’elles ont, avec Mourad Merzouki, un artiste de premier plan au niveau mondial. Qu’il n’ait pas été choisi pour diri­ger la Bien­nale et la Maison de la Danse, c’est une chose. Mais quand on tient une pépite pareille, un artiste éminem­ment popu­laire avec une telle renom­mée inter­na­tio­nale, on l’ap­pelle, on lui demande ce dont il a besoin et on l’aide à s’ins­tal­ler au mieux. C’est la moindre des choses ! » 

Le choré­graphe se tourne aujourd’­hui vers le secteur privé pour espé­rer réunir ces huit millions d’eu­ros en plusieurs tranches. « Je sais que Mourad n’est pas très emballé, mais la solu­tion serait peut-être de faire appel au public et à ses milliers de spec­ta­teurs en lançant une campagne de crowd­fun­ding, insiste Guy Darmet. Je ferai en tout cas tout ce qui est en mon pouvoir pour que cet espace voie le jour. »

Star mondiale du hip-hop

Le fonda­teur de la Maison de la Danse est un soutien de la première heure de Mourad Merzouki. Après une invi­ta­tion à se produire sur la scène de la Bien­nale avec la bande d’Ac­cro­rap en 1994, il fait décol­ler sa carrière deux ans plus tard, en l’épau­lant dans la créa­tion de sa compa­gnie Käfig (« la cage », en arabe et en alle­mand). « J’ai tout de suite cru en lui et en son discours. Je sentais qu’il allait réus­sir, mais c’était impos­sible d’ima­gi­ner qu’il aille aussi loin », rejoue Guy Darmet, aujourd’­hui installé au Brésil.

Le pilier de la Maison de la Danse voit juste. Avec Réci­tal en 1998, Mourad Merzouki signe son premier coup d’éclat. À seule­ment 25 ans, le choré­graphe s’offre une tour­née mondiale, les louanges du New York Times, et vient déjà de se faire un nom sur la scène inter­na­tio­nale.

Le public lyon­nais est lui aussi envoûté. L’en­fant du pays enchaîne les repré­sen­ta­tions triom­phales à la Maison de la Danse et prend, tous les deux ans, de nouvelles respon­sa­bi­li­tés dans le défilé de la Bien­nale jusqu’à cette taren­telle géante orga­ni­sée place Belle­cour en 2012. « Il a parti­cipé à démo­cra­ti­ser le hip-hop dans les théâtres et même ailleurs, constate Clau­dia Stavisky. Il a su prendre ce qu’il y avait de plus inté­res­sant dans cette danse très struc­tu­rée pour la faire évoluer vers d’autres esthé­tiques. »

Nommé direc­teur du CCN de Créteil en 2009, le choré­graphe ouvre son art à d’autres champs disci­pli­naires. Il mélange alors le hip-hop aux arts martiaux (Boxe Boxe, 2010), à la mode orien­tale (Yo Gee Ti, 2012) aux nouvelles tech­no­lo­gies (Pixel, 2014), à la musique baroque (Folia, 2018), à la verti­ca­lité (Verti­kal, 2018), à l’océan (Zéphyr, 2021) et même au rugby (80 minutes, 2023) dans un spec­tacle donné en octobre à la Phil­har­mo­nie de Paris. « Son univers d’au­teur n’est jamais figé, témoigne Domi­nique Hervieu, l’an­cienne direc­trice de la Maison de la Danse. Il a su trou­ver le bon équi­libre puisqu’il varie, prend des risques, mais vous recon­nais­sez vite que c’est du Merzouki. »

« Peur que tout s’ar­rête »

En 30 ans de carrière, le choré­graphe a monté 39 créa­tions, jouées en moyenne entre 300 et 400 fois. Un record. « Parlons chiffres, ça me fait plai­sir », sourit-il en plon­geant ses lunettes sur une feuille de statis­tiques posée sur son bureau.

Avec 4 000 repré­sen­ta­tions données dans plus de 70 pays et devant près de deux millions de spec­ta­teurs, le Lyon­nais, dont le patro­nyme est entré dans le Larousse en 2019, est salué comme le plus grand pour­voyeur de public pour la danse avec Ange­lin Preljo­caj. « Je ne rappelle pas ces chiffres simple­ment pour me vanter. Je le fais pour donner envie aux jeunes de prendre des risques. Leur montrer que c’est possible. À 50 ans, je veux être un passeur et trans­mettre le témoin aux artistes de demain », explique Mourad Merzouki, fonda­teur en ce sens des festi­vals de danse et de créa­tion hip-hop Kara­vel (dans la région lyon­naise) et Kalypso (en région pari­sienne) ces 15 dernières années. 

Pendant toutes ces années, le choré­graphe a surtout travaillé avec des centaines de danseurs, tech­ni­ciens, scéno­graphes ou assis­tants. C’est d’ici que sont parties les flèches pour lui barrer les portes de la Maison de la Danse. « Cela fait 30 ans que je travaille avec une centaine de personnes par mois. J’ado­re­rais vous dire que je n’ai eu de souci avec personne, mais ce serait vous mentir, souffle-t-il, en prêtant atten­tion aux termes choi­sis. Les créa­tions demandent beau­coup de travail, donc je suis exigeant. Et j’ai parfois eu des accro­chages avec des artistes qui ne répon­daient pas à cette exigence. » 

Les Jeux olym­piques dans le viseur

Qui sait quel temps Mourad Merzouki pour­rait aujourd’­hui consa­crer à ses créa­tions s’il avait pris le fauteuil de Domi­nique Hervieu ? « L’am­pli­tude est telle dans ce type d’ins­ti­tu­tions que vous avez rare­ment des artistes en acti­vité aux respon­sa­bi­li­tés, répond l’an­cienne direc­trice. J’ai arrêté la créa­tion lorsque j’ai été nommée. Tiago Guedes, qui n’a pas eu la même carrière que Mourad, aussi. »

Le choré­graphe lyon­nais n’est quant à lui pas prêt de lever le pied avec une carte blanche aux Varia­tions clas­siques d’An­necy en janvier, un grand défilé dans la nef du musée d’Or­say en juin, un nouveau spec­tacle en clôture des Nuits de Four­vière fin juillet, la choré­gra­phie de l’équipe de France de nata­tion synchro­ni­sée aux Jeux olym­piques et la danse des Jeux, déployée l’an­née prochaine dans toutes les écoles de France. « Je lui dis souvent qu’il fait trop de choses et qu’il devrait frei­ner, raconte Guy Darmet. Mais il a toujours beau­coup d’idées et veut géné­ra­le­ment toutes les réali­ser. »

© Julie Cherki

Plus qu’un travailleur obses­sion­nel, le choré­graphe lyon­nais vit surtout dans la peur du vide, comme un funam­bule, « avec la crainte que tout s’ar­rête du jour au lende­main. » « J’ai vu des artistes en haut de l’af­fiche attendre désor­mais que le télé­phone sonne. Donc aujourd’­hui je ne fais pas la fine bouche. Quand mon télé­phone sonne, je réponds. Et j’es­saie de répondre favo­ra­ble­ment. »

Bio Express

  • 6 octobre 1973 Nais­sance à Lyon.
  • 1996 Créa­tion de la compa­gnie Käfig.
  • 2009 Nommé à la direc­tion du Centre choré­gra­phique natio­nal (CCN) de Créteil.
  • 2022 Non retenu pour la direc­tion de la Maison de la Danse à la suite du départ de Domi­nique Hervieu.
  • 2023–2024 Mène un projet de Cité d’art à Saint-Priest et recherche les finan­ce­ments néces­saires.

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