Vous êtes née dans une famille d’entrepreneurs. Votre père, Michel-Pierre Deloche, est chef d’entreprise, votre frère, Hugues Deloche, dirige un groupe industriel dans la région. Étiez-vous programmée vous aussi, pour être dirigeante d’entreprise ?
Bénédicte Durand-Deloche : Je ne sais pas si j’étais programmée pour l’être, mais je suis tombée dans la marmite petite, comme Obélix. Je suis née et j’ai été élevée dans ce contexte. Mais je ne suis pas vraiment sûre qu’on m’imaginait finir dirigeante d’entreprise dans l’industrie quand je suis née. Ce n’était pas forcément là qu’on imaginait les filles à cette époque.
Vous avez commencé dans un grand groupe industriel américain, Carrier, à travers sa filiale Générale Frigorifique France. Que retenez-vous de cette expérience au sein d’une multinationale ?
J’avais très envie, au début de ma carrière, d’intégrer un grand groupe. Ces années chez Carrier m’ont permis de voir comment fonctionnait une entreprise internationale, mondiale, cotée, avec un positionnement très fort dans son secteur d’activité.
J’ai eu la chance dans cette filiale de beaucoup évoluer. Je suis restée douze ans dans l’entreprise, mais je n’ai pas fait le même job plus d’un an et demi. On m’a donné l’opportunité d’occuper des postes de direction alors que je n’avais que 25, 26 ou 27 ans. C’est une expérience qui a beaucoup joué dans la suite de mon parcours.
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La suite s’écrit donc chez Mecelec Composites, l’entreprise rachetée par votre père quelques années plus tôt. Qu’est-ce qui vous pousse à le rejoindre à Mauves, au cœur de l’Ardèche en 2015 ?
J’avais l’impression d’avoir fait le tour chez Carrier. J’ai vu les limites du grand groupe, les process complexes, les demandes d’autorisations pour le moindre projet, le manque de liberté… Je ne m’épanouissais plus vraiment et je me plaignais beaucoup de ces lourdeurs. Mon père m’écoutait, mais il m’a dit qu’au lieu de râler, je ferais mieux de le rejoindre chez Mecelec. Il y avait quelque chose à faire à ses côtés. C’était le bon moment, donc j’ai sauté dans le bain.
Après cette longue expérience dans un grand groupe américain, vous êtes-vous sentie parfois en décalage avec la réalité d’une PME ?
En arrivant de chez Carrier, je parlais souvent franglais, donc en Ardèche, je me suis très vite fait recadrer. J’en rigole aujourd’hui puisque nous avons des nouveaux collaborateurs qui viennent aussi de grands groupes et je retrouve parfois ces petites habitudes.
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Sur le volet ressources humaines et relations sociales, cette expérience grand groupe m’aide beaucoup puisque j’ai appris là-bas les bons réflexes à travers différentes formations managériales. La vraie différence, pour être très claire, elle est financière.
Quand vous êtes dans un groupe américain, l’argent n’est pas un problème. Si vous avez besoin de cash pour un projet, vous avez le cash. C’est fondamentalement différent par rapport à une PME.
Vous commencez par la direction commerciale et marketing de l’entreprise en 2015, avant de reprendre la direction générale déléguée l’année suivante. Vous savez à ce moment-là que vous allez reprendre les manettes à terme ?
Je suis bien consciente que les cartes sont un peu faussées, mais le deal n’est pas si clair dans mon esprit. Il est d’abord essentiel pour moi d’être légitime dans ce que je propose. Je demande donc à ce que ma nomination comme directrice générale déléguée soit validée par le conseil d’administration.
« Mon père me disait qu’au lieu de râler sur mon précédent poste, je ferais mieux de le rejoindre »
Je présente alors mon projet ; il est jugé cohérent, réaliste et ambitieux par les administrateurs, et je vais ensuite le défendre devant les salariés, les actionnaires, les fournisseurs et les clients. J’avais besoin de cette validation pour me donner confiance et me dire : « Ok, c’est bon, j’y vais et je suis soutenue. »
En 2019, après trois années comme directrice générale déléguée, vous prenez les rênes de Mecelec, que vous renommerez Altheora en 2021. Comment s’est opérée la transmission ?
Autant pour ma nomination comme directrice générale déléguée, j’avais besoin d’un symbole fort et de ce soutien, autant pour le reste, tout s’est fait très naturellement. Mon père a eu l’élégance de me laisser les coudées franches dès mon entrée dans le groupe. Cette passation s’est fait de manière très très naturelle.
On va rappeler le cœur de métier de l’entreprise : la transformation des matériaux composites. Pour bien comprendre, qu’est-ce que vous fabriquez et pour quel type d’utilisation ?
Nous avons un exemple emblématique : les toits des colonnes Morris à Paris. Nos cinq usines travaillent sur la fabrication de ce produit en composite biosourcé, chargé en fibre de lin. Vous nous retrouvez aussi dans les mobilités, dans les trains, les bus, les camions, les bateaux, l’aéronautique.
« Nous avons aujourd’hui la bonne proposition de valeur avec des outils industriels robustes, dans lesquels on investit régulièrement. Nous savons où nous voulons aller »
On fabrique par exemple les tablettes sur lesquelles vous posez votre ordinateur dans les trains, les sièges de métro et du RER, les toits des TGV, les abribus ou bien des pièces de véhicules sans permis… Nous travaillons aussi dans le secteur de la construction sur la fabrication de coffrets pour le comptage, l’électricité, le gaz, l’eau, les telecoms.
Et dernièrement, on se met au bricolage, au médical, à la défense… Donc notre gamme d’applications est vraiment très large.
Comment se répartit l’activité du groupe aujourd’hui ?
On fait un peu de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, avec 40% de l’activité sur la partie mobilités et 40% sur la partie construction. Quand j’ai repris le groupe, il était dépendant à 80% de la construction. C’était un risque majeur, on ne pouvait pas rester en l’état.
Il fallait diversifier nos activités pour nous désensibiliser de cette grosse partie. Je pense qu’une entreprise a toujours besoin de s’adapter et d’être en perpétuelle évolution. Quand je suis arrivée, je savais où je voulais aller et emmener le groupe. Tout était très clair pour moi.
Comment les équipes ont-elles accueilli ces changements ?
Il a fallu plus de temps que ce que j’imaginais au départ, je le reconnais. Dans mon esprit, lorsqu’un projet est décidé et validé, je l’intègre immédiatement et je bascule très vite. C’est mon caractère. Mais tout le monde ne fonctionne pas comme ça.
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Pour moi, c’était tellement évident qu’il fallait changer et pivoter que je ne voyais peut-être pas tout ce que ça engendrait pour les collaborateurs historiques. J’ai changé leur rythme et bousculé leurs habitudes, il leur a fallu du temps pour accepter cela.
Ça n’a pas plu à tout le monde, c’est sûr, mais aujourd’hui, les collaborateurs qui m’entourent diffusent ce même état d’esprit.
Comment prendre en compte les transitions qui s’imposent au monde de l’industrie ?
Les transformations sont indispensables. Les crises sont de plus en plus rapprochées et violentes et nous n’arrivons pas à les anticiper. Mais dans chaque crise, il y a une opportunité. Le Covid a mis en lumière la nécessité d’avoir une industrie forte pour garantir la souveraineté française et européenne.
Notre groupe est résolument ancré sur son territoire, avec cinq sites et usines de production en Auvergne-Rhône-Alpes, un autre site en Roumanie et une filiale en Belgique. Je pense que nous avons aujourd’hui la bonne proposition de valeur avec ces outils industriels robustes, dans lesquels on investit régulièrement.
Nous savons où nous voulons aller, et c’est inscrit dans notre plan stratégique à horizon 2030.
Quelles en sont les grandes lignes ?
Nous visons les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, en mixant croissance organique et externe, d’ici 2026. Et nous avons d’un autre côté un gros enjeu autour de la décarbonation. 2030, c’est une date qui parle à tout le monde. C’est un point d’horizon, sur lequel il est absolument indispensable d’avoir des transformations profondes. Le monde de l’industrie est face à ce défi.
Les matériaux sont en train d’évoluer, des nouvelles choses apparaissent dans la plasturgie, les composites, la chimie. Les durées de vie de nos produits s’allongent, jusqu’à 40 ou même 50 ans. Il y a donc tout un écosystème, une industrie qui se met en marche de manière extrêmement positive, c’est génial.
Parmi les autres enjeux majeurs, il y a celui des collaborateurs, de la formation, des nouvelles compétences… Avez-vous du mal à recruter comme on l’entend dans la bouche de beaucoup d’entreprises ?
La réponse est un peu plus nuancée : cela dépend surtout des profils. Notre marque employeur est assez forte dans notre domaine d’activité donc on arrive à attirer des talents. Mais c’est une chose qu’on travaille. Il ne faut pas croire que c’est magique et que ça tombe tout seul. On travaille nos axes de communication, nos prises de parole, et cela joue forcément sur notre attractivité.
On voit toutefois qu’il est plus difficile de recruter des techniciens. Ces profils ne sont plus vraiment disponibles sur le marché du travail et c’est un véritable problème. On a souvent qualifié les filières techniques et technologiques de voies de garages depuis des années.
« 2030, c’est une date qui parle à tout le monde. C’est un point d’horizon, sur lequel il est absolument indispensable d’avoir des transformations profondes. Le monde de l’industrie est face à ce défi. »
Mais le développement de l’IA, de la robotisation ou de la modélisation dans les usines aujourd’hui offre de nouvelles pistes et peut très bien correspondre à certains profils. Je ne suis pas sûre que tous les enfants soient faits pour les filières générales et des parcours génériques. Donc j’encourage tout le monde, au moment du choix des orientations, à ne pas mettre de côté ces options là.
Vous êtes aussi connue pour vos engagements multiples : la présidence régionale de Polyvia (le syndicat de la plasturgie et des composites), la coprésidence régionale de l’Institut français des administrateurs, la vice-présidence du pôle de compétitivité Polymeris ou encore votre rôle comme conseillère du commerce extérieur de la France. Comment répartissez-vous votre temps entre ces engagements extérieurs et la direction d’Altheora ?
J’applique une règle simple : « business first ». C’est toujours Altheora en priorité. Il m’arrive donc de poser des lapins sur des mandats professionnels ou patronaux s’il me semble qu’il y a des problématiques plus urgentes pour l’entreprise. Cette règle là, je l’exprime très clairement à chaque fois que je prends un nouveau mandat.
Pour le reste, je prends du temps en dehors des heures ouvrées pour honorer ces différents engagements. Je ne vais pas le cacher, cela demande beaucoup de travail. Mais je pense qu’il est nécessaire de savoir prendre du temps, du recul pour regarder en dehors de son propre cadre pour avoir des visions différentes. Je le conseille à tous les chefs d’entreprises.
Vous faites partie du classement de l’Institut Choiseul des 40 des leaders qui s’engagent en matière d’impact et de leadership. Comment accueillez-vous cette distinction ?
C’est une fierté. Plus qu’une belle médaille, cela démontre bien l’engagement du groupe, la culture qu’on essaie de diffuser et les valeurs de l’entreprise. Ça nous pousse à aller encore plus loin. J’ai encore plein d’idées, et je ne me fixe pas de limites.
Bénédicte Durand-Deloche, sur le temps long chez Altheora
Arrivée en 2015 dans l’entreprise familiale alors dirigée par son père, Bénédicte Durand-Deloche s’imagine bien faire la majeure partie de sa carrière au sein du groupe Altheora. « Quand vous rentrez dans le groupe familial, l’idée d’aller basculer sur autre chose ensuite ne vous effleure pas une seule seconde. Je sais que je serai encore là après 2030. D’ailleurs dans mon échelle temps, j’ai l’impression que 2030, c’est demain », sourit la dirigeante qui partage son temps entre Lyon et Mauves, en Ardèche, le siège du groupe Altheora.
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