Esker s’apprête à passer sous pavillon britannique et américain avec l’OPA de Bridgepoint et General Atlantic. Pour poursuivre et accélérer encore votre développement, vous n’aviez pas d’autre choix que de passer par une vente à un fonds ?
Jean-Michel Bérard : Nous avions plusieurs choix devant nous. Soit Esker restait en Bourse, soit on se faisait racheter par un groupe plus important que nous, soit on décidait de travailler avec un fonds. Et l’idée du fonds nous a séduits parce que c’est justement une solution un peu intermédiaire entre la Bourse et le rachat.
Et pourquoi avoir choisi le fonds Bridgepoint associé dans l’opération à General Atlantic ?
Bridgepoint n’est pas un très gros fonds, c’est un fonds de taille moyenne très dynamique, avec une parfaite compréhension de notre marché de la dématérialisation des documents de gestion. Et nous avons la même culture avec Bridgepoint : une vision très axée sur la croissance du chiffre d’affaires d’Esker et moins sur le résultat net – en tout cas, à court terme. Donc nous avons trouvé, on va dire, un accord sur les valeurs avec Bridgepoint qui est effectivement associé dans l’opération à General Atlantic qui est, lui, un fonds d’une taille beaucoup plus importante.
Pourquoi décider de faire appel à des fonds à ce moment-là dans l’histoire d’Esker ?
Parce que nous avons envie d’accélérer. Notre plateforme a un positionnement de leader sur le marché de l’automatisation des processus des directions finance et achat des entreprises, et nous avons encore plein d’idées pour développer notre solution.
Envie de ne rien rater sur l'actualité des décideurs lyonnais ? Inscrivez-vous à notre newsletter gratuitement.
Et cette accélération, elle n’était pas possible avec la Bourse ?
Nous avons un modèle qui nous demande de faire beaucoup d’investissements – pour développer le produit, le vendre avec nos commerciaux, puis l’installer chez le client – avant de commencer à dégager un euro de chiffre d’affaires.
Donc, dès que l’on veut accélérer et vendre davantage de produits, cela se fait mécaniquement au détriment du profit à court terme. Et cela, la Bourse ne le supporte pas. Cela se traduit par une baisse du cours de Bourse qui attend des résultats au trimestre. Alors que pour nous, le payback (délai de récupération d’un coût d’investissement, NDLR) est plutôt sur 12 mois, voire 2 ans…
Les discussions avec Bridgepoint ont commencé en février et sont devenues officielles dans le courant de l’été. Comment avez-vous vécu toute cette période ?
En fait, c’est la période la plus difficile parce que l’on fait deux choses : la due diligence et la négociation. Et la due diligence (l’ensemble des vérifications opérées par un investisseur avant un achat, NDLR), ça a été une période ardue. Ils nous ont mis facilement une centaine de consultants pour éplucher les comptes, les produits, la R&D, la sécurité de la société, la partie légale, etc.
« Il est prévu que je reste encore cinq ans à la présidence du directoire d’Esker »
C’était beaucoup de stress. Surtout que, parallèlement, il y avait la partie négociation qui n’est pas nécessairement simple parce que l’on a tendance à donner aux salariés d’Esker des avantages très supérieurs au reste des entreprises, à l’image de notre plan d’actions gratuites offert tous les ans à l’ensemble des collaborateurs. Et les fonds ne sont pas hyper à l’aise avec ça.
Justement, comment ont réagi les collaborateurs quand ils ont appris l’existence d’une OPA de Bridgepoint et General Atlantic ?
On leur a expliqué que c’était pour le bien de la société, pour le bien du projet. Et on a précisé qu’ils allaient être traités de la même manière qu’avant, en gardant les mêmes avantages.
LE GRAND ENTRETIEN EN VIDÉO ⬇️
LE GRAND ENTRETIEN EN PODCAST ⬇️
Et pour vous, en tant que dirigeant, qu’est-ce que cela va changer d’être à la tête d’une entreprise détenue par des fonds au lieu d’être cotée en Bourse ?
C’est un changement, bien sûr. Jusqu’à présent, je n’avais pas énormément de capital d’Esker puisque je n’avais que 6 %. Mais j’étais le plus gros actionnaire et je devais gérer 4 000 actionnaires. Mais bon, en Bourse, c’est assez simple : si les actionnaires ne sont pas contents, ils vendent, et s’ils sont contents, ils achètent…
Alors que là, on va sentir le souffle chaud de deux investisseurs avec qui les contacts seront beaucoup plus réguliers. Mais je crois au projet puisque je réinvestis 60 % du fruit de la vente de mes actions dans le capital d’Esker.
D’un point de vue personnel, c’est quoi le plan ? On imagine que cette opération est aussi un moyen de préparer votre succession…
J’ai 63 ans, j’étais un peu obligé de penser à la suite… Il est prévu que je reste cinq ans à la présidence du directoire, ce qui va m’amener quand même un âge très avancé. On en reparlera dans quatre ans, mais pour l’instant, c’est le plan qui se profile.
Le calendrier me plaît bien pour ça. On entre dans, je dirais, une phase intermédiaire avec l’arrivée du fonds qui devrait être effective en début d’année prochaine, puis on va pouvoir penser à la succession.
Qui dit entreprise détenue par un fonds dit revente dans cinq ou sept ans puisque c’est la logique des fonds d’investissement : cela ne vous dérange pas ?
Oui, il y a une perspective d’une revente mais si l’on était resté en Bourse, on ne saurait pas non plus ce qu’il se passera dans cinq ans… Là, nous avons la certitude d’être accompagnés par un fonds qui va être à nos côtés pendant au moins cinq ans.
« Le centre de décision d’Esker a vocation à rester à Lyon »
Donc, c’est plutôt rassurant. Alors effectivement, il y aura forcément un peu d’agitation au moment du changement. Mais c’est normal, et nous devrions aussi avoir notre mot à dire sur l’identité du fonds suivant.
Esker affiche une croissance d’environ 15 % par an. Vous dites que vous voulez accélérer encore cette croissance, quels sont les nouveaux objectifs ?
L’objectif d’un fonds, c’est d’acheter une société à un certain prix, puis de la faire grossir pour la vendre ensuite à un prix plus élevé. Donc Bridgepoint va pousser à fond sur la croissance, surtout que dans nos métiers, les entreprises sont très souvent évaluées par un multiple du chiffre d’affaires. Donc la croissance d’Esker est d’environ 15 % par an aujourd’hui, l’objectif est d’aller vers 25 %, voire même 30 % en faisant quelques acquisitions.
Après Visiativ, vous êtes une autre très belle référence lyonnaise du logiciel à être vendue à un fonds en l’espace de quelques mois. En tant qu’ancien président du Clust’R Numérique puis de Digital League, vous ne craignez pas que ces ventes soient préjudiciables à l’écosystème régional ?
Tant que les sociétés restent sur le territoire, je ne pense pas que ça change grand-chose. Et c’est le cas de Visiativ comme de nous.
Vous avez des garanties dans ce sens de la part de Bridgepoint ?
Non, nous n’avons aucune garantie mais notre équipe de R&D, composée de plus de 100 collaborateurs, a été reconnue par Bridgepoint comme étant d’extrêmement bonne qualité. Elle a donc vocation à rester à Lyon. Il y a également de très bonnes écoles d’ingénieurs et de commerce ici, donc il n’y a aucune raison de déplacer le centre de décision d’Esker…
Les États-Unis représentent 42 % de votre business, l’Asie-Pacifique 7 %, et l’Europe dont la France près de 50 %. C’est la preuve que l’on peut être très international tout en ayant son siège installé à Lyon ?
Dans le cas d’Esker, l’international est un point indispensable. Et c’est évidemment tout à fait possible depuis Lyon dont l’aéroport est connecté avec les principales capitales d’Europe. Et pour aller aux États-Unis, c’est deux vols au lieu d’un seul si nous étions à Paris, mais ce n’est pas un souci.
Quand vous regardez dans le rétro, c’est quoi votre plus grande satisfaction de ces 40 dernières années ?
Je pense que c’est le repositionnement d’Esker dans les années 2000 sur les technologies de dématérialisation de documents. Auparavant, nous développions un logiciel qui permettait de connecter des PC à des serveurs centraux, et notre marché était en train de s’effondrer. Cela a pris plusieurs années, et ça a été vraiment un challenge d’aller sur un nouveau produit totalement différent.
Le virage des années 2000 a été difficile, votre marché est en baisse et vous subissez l’explosion de la bulle internet qui a fait passer votre action de 80 euros à 2 euros… Vous avez craint de ne pas vous en remettre ?
On démarre l’année 2000 avec une activité en baisse de 35 %. Mon associé (Benoît Borrits, Ndlr), avec qui j’avais créé Esker, a trouvé que ça sentait le pâté et a décidé de partir… C’était une période très compliquée, mais moi, j’y croyais encore.
Je n’avais pas encore 40 ans, et en plus, on m’avait donné le prix de l’entrepreneur de l’année en 1999 parce que l’on avait racheté plusieurs boîtes aux États-Unis. Je me suis dit « je ne peux pas les faire mentir », alors je me suis creusé la tête…
Et la bonne idée pour rebondir viendra justement d’une des entreprises que vous aviez achetée aux États-Unis…
Oui, on avait acheté en 1998 une boîte un peu obscure dans l’Oklahoma qui était notamment spécialisée dans les serveurs de fax. C’était une activité que l’on avait un peu négligée au moment de l’acquisition mais je me suis dit « ce truc-là peut-être intéressant à regarder ».
« Quand on a créé la société, on se disait que ce serait le nirvana si on arrivait à une équipe de 20 personnes »
Parce que le fax servait à envoyer et à recevoir des bons de commande, on a décidé d’ajouter des fonctionnalités supplémentaires, comme par exemple extraire le contenu d’un bon de commande. Puis on s’est dit que si on pouvait le faire sur des bons de commande, on pouvait aussi le faire sur des factures ; et si on sait le faire sur des fax, on peut aussi le faire sur des PDF. C’est comme cela que, sans le savoir, nous sommes rentrés dans le monde de la dématérialisation des documents de gestion.
Et que ce soit au lancement d’Esker ou à cette période des années 2000, vous auriez imaginé arriver à ce que vous êtes aujourd’hui ?
Absolument pas. Quand on a créé la société, je me souviens qu’on se disait que ce serait vraiment le nirvana si on arrivait à 20 personnes. Puis quand on est arrivés à 20, il a fallu trouver un nouvel objectif, alors on s’est dit 50 personnes, puis 100 et ensuite 1 000… Et maintenant, pourquoi pas 2 000 collaborateurs !
Et si vous aviez une déception ou un regret dans ce parcours ?
Je pense que l’on aurait pu mieux anticiper que le marché de notre premier logiciel était en train de se casser la figure. Et l’on n’a pas fait grand-chose dans un premier temps. On s’est retrouvés pendant des années avec la voiture sur le bord de la route à changer les pneus et le moteur. Oui, je dirais le manque d’anticipation à l’époque. Mais bon, on a aussi appris pendant cet épisode.
Et vous vous êtes bien rattrapé depuis…
Oui (sourire).

L’OPA officiellement lancée début décembre
C’est le 2 décembre que Bridgepoint, associé à General Atlantic, avait prévu de lancer officiellement l’offre publique d’achat (OPA) sur les titres d’Esker. Une période d’un mois s’ouvre alors, avec l’objectif de récupérer plus de 90 % du capital de l’éditeur de logiciels lyonnais pour pouvoir ensuite opérer une sortie de la Bourse. Avec un prix de rachat de 262 euros par action, Esker est valorisé à 1,6 milliard d’euros.
Merci d’avoir lu cet article ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un émail à [email protected]. Merci beaucoup !